« Faire d’Uber un interlocuteur privilégié est un choix politique critiquable à plusieurs niveaux »


« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation, l’ICIJ, et à quarante-deux médias partenaires, dont Le Monde. E-mails, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable.

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Pour revenir en détail sur ces révélations, nos journalistes Damien Leloup, Abdelhak El Idrissi et Adrien Sénécat ont répondu aux questions des lecteurs du Monde.fr.

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Emmanuel Macron a-t-il été dans son rôle de ministre de l’économie en recevant les patrons d’Uber ?

Damien Leloup : Un ministre de l’économie est, bien sûr, dans son rôle lorsqu’il reçoit le PDG d’une grande entreprise, a fortiori lorsqu’elle fait l’actualité. En revanche, il est plus discutable de rencontrer, en secret et à de multiples reprises, ce même PDG, Travis Kalanick [le fondateur d’Uber], pour discuter d’une stratégie commune visant à contourner en partie les lois votées par le Parlement.

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C’est toute la question qui se pose, de manière plus large, sur le lobbying : personne ou presque, à gauche comme à droite, n’estime qu’il faudrait totalement l’interdire. En revanche, il y a un certain consensus pour dire qu’il faut l’encadrer, et qu’il doit s’accompagner d’un niveau important de transparence pour éviter les dérives. Dans le cas des rencontres d’Uber et d’Emmanuel Macron, on sortait à l’époque du cadre « classique » d’un lobbyiste qui rencontre à une ou deux reprises un ministre pour faire valoir ses arguments.

Concrètement, ces documents révèlent-ils une quelconque illégalité dans les actions et la relation qu’a pu entretenir Emmanuel Macron avec Uber ?

Damien Leloup : Pour le dire rapidement, non. Les documents que nous avons analysés et les entretiens que nous avons menés ne révèlent rien qui soit manifestement illégal dans la conduite d’Emmanuel Macron. En revanche, ils soulèvent de très nombreuses questions éthiques et politiques, liées à la fois aux échanges et accords conclus entre le ministre et l’entreprise, et au fait qu’Uber n’est pas tout à fait une entreprise comme les autres à l’époque.

Qu’on défende ou non le modèle que promouvait l’entreprise et les services qu’elle offrait, elle était alors incontestablement dans l’illégalité, à l’origine d’un climat social très violent, et visée par de multiples enquêtes. En faire un interlocuteur privilégié, qui plus est sans en informer les ministres chargés du dossier, est un choix politique critiquable à plusieurs niveaux.

Ces pratiques ne sont-elles pas similaires à celles d’autres lobbys ?

Adrien Sénécat : Nous ne découvrons pas le lobbying, et nous écrivons régulièrement sur ces questions au Monde. L’enquête « Uber Files » a, en revanche, ceci de particulier que nous avons eu accès à une grande partie de la « boîte noire » de l’entreprise, et avons donc pu aller au fond de certaines pratiques.

Prenons l’exemple des études économiques rémunérées par Uber. Cette pratique, pour une entreprise, de financer des études tierces en espérant y trouver des arguments de communication, est relativement courante. Bien d’autres entreprises y font appel et ces collaborations sont souvent mentionnées, comme c’était le cas dans les exemples qui nous ont intéressés.

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Ce qui, en revanche, n’était pas public, c’est que les chercheurs en contact avec Uber ont accepté à divers degrés de s’inscrire dans la campagne de communication de l’entreprise : l’un accepte qu’on lui adresse des journalistes pour dire du bien de la plate-forme avant la publication de son étude, l’autre intervient lors de rencontres avec des parlementaires, etc. Espérons que ces pratiques, qui interrogent sur le plan éthique, ne sont pas la norme – même s’il ne fait pas de doute qu’Uber ne les a pas inventées.

En quoi Uber ne respecte-t-il pas l’Etat de droit ?

Adrien Sénécat : Avant de plonger dans les « Uber Files », nous avons, comme tout le monde, vécu et scruté le développement d’Uber au cours des années 2010. A l’époque, les troubles suscités par cette plate-forme un peu partout dans le monde ont été, avant tout, analysés comme la conséquence de l’innovation de rupture qu’elle apportait. A cela s’ajoutaient des moyens colossaux, notamment pour engager des procédures juridiques tous azimuts partout où il y avait des problèmes.

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Faire valoir ses droits est, pour Uber comme pour tous, une liberté fondamentale. Uber a utilisé ces recours pour justifier le fait de continuer certaines activités jugées illégales, comme UberPop [service de conducteurs particuliers] en France. Mais les « Uber Files » révèlent qu’en réalité l’entreprise savait pertinemment qu’elle ne respectait pas la loi. C’était même une stratégie assumée pour s’implanter.

Ces pratiques étaient même tellement assumées que l’entreprise a développé des systèmes pour échapper aux contrôles de police, et s’est efforcée d’entraver le travail des enquêteurs en coupant l’accès à ses données lors de perquisitions. L’Etat de droit a finalement rattrapé Uber : l’entreprise et deux de ses dirigeants ont été condamnés en première instance, puis en appel, pour « organisation illégale d’un système de mise en relation de clients » avec des chauffeurs non professionnels (UberPop). Les intéressés se sont toutefois pourvus en cassation.

Y a-t-il un lien entre Uber et le financement de La République en marche et de la campagne présidentielle du candidat Macron ?

Damien Leloup : Mark MacGann, le principal lobbyiste pour Uber en Europe à l’époque [et qui est le lanceur d’alerte à l’origine de l’enquête], a participé à titre personnel au lancement d’En marche ! [devenu La République en marche]. Il ne s’en cache absolument pas : il a fait un don – légal et personnel – au maximum possible de 7 500 euros à En marche !, et a également organisé des dîners de fundraising (« levée de fonds ») dans le secteur de la tech, en y invitant des connaissances de ses cercles personnels et professionnels. A l’époque, il n’est plus salarié d’Uber, mais est encore consultant pour l’entreprise durant plusieurs mois.

Le consortium lui a posé la question de savoir pourquoi il a fait cela : il répond avoir agi par conviction personnelle, estimant qu’Emmanuel Macron était un très bon candidat, et des discussions que nous avons pu consulter le confirment. Notre analyse est plutôt que les salariés d’Uber à l’époque et Emmanuel Macron partageaient largement une même vision du monde.

Est-ce que, dans les milliers et milliers de documents fournis par le « lanceur d’alerte », tous concernent le ministre de l’économie de l’époque ?

Abdelhak El Idrissi : Les documents contenus dans les « Uber Files » ne concernent pas uniquement les relations entre Uber et le ministère de l’économie. Pour la France, nous avons publié un article sur la manière dont Uber a disséminé sur Internet des textes favorables aux VTC avant une décision judiciaire cruciale en ayant recours aux services de la société spécialisée iStrat. Nous avons également documenté les techniques de la société américaine pour rendre son application inutilisable pour les forces de l’ordre, qui voulaient contrôler ses chauffeurs. Par ailleurs, plus de quarante médias de vingt-neuf pays différents ont analysé les données des « Uber Files ». Les révélations portent donc sur des sujets très divers.

Qu’est-ce qui peut pousser un ancien lobbyiste comme Mark MacGann, manifestement prêt à tout pour imposer ses lois à un pays, à se reconvertir en lanceur d’alerte ?

Damien Leloup : La question lui a, bien sûr, été posée par nos confrères du Guardian, à qui il a transmis tous les documents. Il leur a expliqué avoir connu un long cheminement personnel qui l’a conduit à beaucoup réfléchir sur son rôle passé dans l’expansion d’Uber, qu’il juge aujourd’hui comme ayant été en bonne partie servie par des mensonges. Il considère notamment que les chauffeurs ont été particulièrement maltraités par l’entreprise. C’est un point que l’on retrouve fréquemment dans le parcours des lanceurs d’alerte – Frances Haugen, des « Facebook Files », était initialement convaincue des apports positifs de Facebook, tout comme Edward Snowden, qui se définissait comme un patriote, était à ses débuts persuadé de l’utilité des systèmes de surveillance de la NSA.

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Puisqu’il n’y a rien à attendre d’un point de vue juridique, que pensez-vous pouvoir susciter avec cette affaire ? Un débat sur l’éthique des relations avec les lobbys ?

Adrien Sénécat : Cette enquête nous semble en effet d’intérêt public. Jean-François Kerléo, juriste et membre de l’Observatoire de l’éthique publique, nous a, par exemple, dit : « Les citoyens doivent pouvoir comprendre comment se crée la loi, quels sont les enjeux et les rapports de force à l’intérieur du pouvoir.  » Notre enquête montre que c’est parfois loin d’être le cas.

C’est même tellement peu le cas que plusieurs anciens collègues d’Emmanuel Macron ont dit découvrir l’étendue des relations entre l’ancien ministre de l’économie et Uber. Alain Vidalies, qui était secrétaire d’Etat aux transports quand M. Macron était à Bercy, a dit sur Franceinfo être « tombé des nues » à la publication de notre enquête et a demandé « une réponse d’Etat ». Bernard Cazeneuve, son collègue de l’intérieur, nous a assuré ne pas avoir été informé d’un « deal » entre Uber et Emmanuel Macron. C’est également ce qu’a dit François Hollande à Libération.

D’autres anciens ministres nous ont dit la même chose, et il semble qu’effectivement le dossier Uber était à l’époque un sujet de « tensions » au gouvernement.

Au-delà des faits, quelles sont les recommandations que l’on pourrait faire pour encadrer ce lobbying ?

Adrien Sénécat : De notre point de vue de journalistes, nous constatons, effectivement, que les garde-fous face au lobbying sont insuffisants en France. Nous avons interrogé des spécialistes du sujet qui évoquent plusieurs pistes, comme :

– Interdire aux anciens députés et sénateurs de faire du lobbying auprès du Parlement pendant un an après la fin de leur mandat.

– Rendre les agendas des dirigeants publics plus transparents.

– Mentionner l’origine d’un amendement lorsqu’il a été proposé par un représentant d’intérêts.

Plus largement, la transparence est vue comme un enjeu culturel : pour ses partisans, le simple fait que ces débats entrent dans les mœurs peut être vu comme une avancée.



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